Avant de parler du livre, permettez-moi de vous dire un mot de l’homme qui y est révélé. Né à Londres en 1925, Roger SALBREUX en a gardé, même sans les gènes puisque né de parents franco-italiens, une allure distinguée, un flegme tout « british », une expression orale mesurée et précise qui s’impose en douceur. Avec ses favoris d’une autre époque et son regard vif et bienveillant derrière de fines lunettes, l’homme, de belle stature, impose le respect et l’attention à ses interlocuteurs. C’est un écrivain de talent, on y reviendra. J’ai connu sur le tard ce combattant à la pointe sur les multiples fronts de la défense des intérêts des personnes handicapées, surtout psychiques et infantiles. Son épouse Odile, elle-même pédopsychiatre et violoniste de talent, disparue tout dernièrement, l’a toujours soutenu dans cette mission envahissante qu’il s’est fixée et à laquelle il n’a pas renoncé encore aujourd’hui. Roger SALBREUX est un homme modeste et discret. Il n’a été fait chevalier de la Légion d’Honneur qu’assez récemment, grâce à Monique PELLETIER qui a réparé un retard criant. Chercheur, enseignant, il n’a pas le titre de professeur[2], mais il le mériterait amplement : ainsi le Pr Pierre DELION[3], à chaque rencontre, l’appelle « mon Maître ». Le livre dont on va parler maintenant est un hommage mérité. Chapeau bas, M. le Docteur Salbreux !
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L’ouvrage est préfacé par le Pr Axel KHAN en un vibrant hommage à la carrière de Roger SALBREUX, et postfacé par une autre sommité, le Pr Sylvain MISSONNIER qui reconnaît en Roger SALBREUX un éclaireur, un combattant de l’avant. Et Axel KHAN de terminer le livre avec un mot en tant que Président de la FIRAH (Fondation de la recherche appliquée sur le handicap) sur cet organisme dont Roger SALBREUX a, durant 2 ans, présidé le comité scientifique et d’éthique. C’est l’occasion de souligner le nombre stupéfiant d’organismes, associations et fondations auxquels Roger Salbreux a contribué ou continue de contribuer. Un rôle de catalyseur[4], dit son biographe, un goût invétéré pour l’innovation, répond Roger Salbreux. On en trouvera la liste (probablement pas exhaustive) en annexe pour ne pas alourdir le présent article.
L’ouvrage lui-même se compose de deux parties principales :
- Le handicap comme combat
Cette partie qui couvre la moitié du livre est constituée du dialogue entre Michel Dugnat et Roger Salbreux, un entretien qui constitue une véritable biographie de ce dernier. Au fil des échanges, on apprend d’abord son parcours d’élève pendant la guerre puis d’étudiant en médecine (en même temps que son épouse Odile), l’orientation vers la pédiatrie puis vers la psychiatrie. Au fil du récit, sont égrenés de très grands noms de la médecine de l’époque (Laplane, Deniker, Delay…), dont le jeune externe a bénéficié des enseignements, des débats et des recherches. La pédopsychiatrie n’était pas encore, dans ce brassage, une spécialité établie. Roger Salbreux, pour gagner sa vie, s’est orienté vers le handicap en devenant médecin-conseil de l’Association nationale des infirmes moteurs cérébraux[5]. Premier contact aussi avec la neurologie, par l’intermédiaire de médecins comme Tournay, et surtout le Pr Tardieu. Avec ces précurseurs, Roger Salbreux commence à penser les pathologies cérébrales des enfants en termes de handicap (sans l’acception actuelle du terme[6]) : souffrance somatique et psychique des victimes, souffrance des familles, désavantage social. Ce sont les prémices d’une approche globale de la personne handicapée. Apparaît simultanément, grâce à Auguste Tournay[7] et, dans son sillage, à Roger Salbreux lui-même, l’idée que les enfants infirmes moteurs cérébraux sont éducables, et non des légumes incurables que la Sécurité sociale dénommait à l’époque les « irrécupérables » parmi lesquels les arriérés profonds[8].
Nous arrivons dans les années 1950 et la fondation du secteur médico-social. On apprend que Roger Salbreux a été un acteur de premier rang dans le bouillonnement de la « révolution psychiatrique ». Il a croisé de nombreux promoteurs de la psychothérapie institutionnelle qui préconisait la « désinstitutionnalisation[9] » des aliénés. Roger Salbreux sera l’un des « rédacteurs », avec notamment le Dr Marcelle Danzig, Inspecteur général de la Sante, des annexes[10] du décret de 1956 qui concerne les IMC puis de celle qui règlementera officiellement les CAMSP en 1976. Ces textes réglementaient une activité qui était auparavant complètement anarchique. On abandonnait des modalités issues d’une très longue histoire des établissements gérés par des congrégations religieuses.
La suite de la partie biographique de l’entretien nous entraine dans un tourbillon de noms de personnalités marquantes et d’éminents spécialistes français ou internationaux[11] (avec la plupart desquels Roger Salbreux a au moins échangé et souvent collaboré), d’initiatives, de débats d’idées, de combats jusqu’à la loi de 1975. C’est passionnant, mais difficile à résumer… et ces notes de lecture n’ont pas pour but de dispenser de lire l’ouvrage lui-même. D’autant que ces entretiens à bâtons rompus ne suivent pas une chronologie rigide et font quelques allers et retours dans le temps.
La carrière d’enseignant et de chercheur de Roger Salbreux est racontée avec la modestie habituelle de l’intéressé : il donne des cours (avec M. Soulé) à l’Institut de puériculture puis à l’Association pour la promotion de la prévention médico-psycho-sociale précoce (Aspré) sur les difficultés développementales des bébés et des jeunes enfants[12], liés notamment à la prématurité et aux accidents cérébraux à l’accouchement. Il a aussi joué un rôle clé dans la création[13] et la formation des AMP (aide médico-psychologique). Par ailleurs, il est à l’origine du DU « plusieurs regards sur l’épilepsie » (Université P. et M. Curie).
Comme directeur de recherche et chef de laboratoire au CESAP pendant 15 ans, il a dirigé une enquête épidémiologique (1979-84) de grande ampleur (sans les ordinateurs d’aujourd’hui) dont les conclusions ont permis l’émergence de la notion de handicaps associés (polyhandicaps, pluri-handicaps et sur-handicaps[14]) et de démontrer que, en comparaison avec les handicaps physiques, les handicaps psychiques sont de très, très loin les plus nombreux, même chez les enfants. Le terme handicap psychique est cependant encore anachronique, on disait alors inadaptation. Bien que dès 1967 F. Bloch-Lainé, dans un rapport rédigé pour G. Pompidou et auquel Roger Salbreux a apporté sa contribution, avait utilisé le terme handicap dans son acception actuelle, c’est-à-dire situation nécessitant une aide à l’égalisation des chances. C’est dans cette période, riches en contacts internationaux, que Roger Salbreux fonde l’AIRHM, Association internationale de recherche scientifique en faveur des personnes handicapées mentales.
Le rôle de Roger Salbreux a été essentiel dans la création des CAMSP, centres médico-pédagogiques précoces, dont le concept novateur repose sur l’association de l’accompagnement et du soin pour le jeune enfant. Cette création est sous-tendue par la philosophie dite du Cure and Care : pas de soins sans accompagnement, pas d’accompagnement sans soins, un credo auquel Roger Salbreux restera fidèle toute sa carrière. Les CAMSP, nés par l’article 3 de la loi du 30 juin 1975 et un décret[15] en 1976 après 9 ans de gestation, sont pour les enfants handicapés ce que le secteur est pour la psychiatrie : c’est la même idée de faciliter l’accès, de réponse humaine. Les CAMSP se sont largement répandus, il en existe 360 sur le territoire, pas tous, regrette leur parrain, dans la droite ligne du concept défendu par l’Association nationale des CAMSP (ANECAMSP) fondée par Jeanine Lévy et dont Roger Salbreux a été administrateur et même longuement secrétaire général, ainsi que secrétaire de rédaction de la revue de l’association, Contraste.
Cette loi du 30 juin 1975 « d'orientation en faveur des personnes handicapées », Roger Salbreux y a fortement contribué par les multiples consultations qu’il a prodiguées à ses rédacteurs. Elle a été mal accueillie par les psychiatres qui reprochaient à la notion de handicap de fixer implicitement la notion de chronicité de la maladie mentale qui, soulignaient-ils, est évolutive. Roger Salbreux a été suspecté d’avoir pactisé avec l’ennemi. Pourtant cette notion de handicap devait apporter beaucoup aux patients. Il faudra 30 ans pour que ces tensions se résorbent, et qu’on passe de la notion d’allocations attribuées aux bénéficiaires à la notion d’égalisation des chances, déjà préconisée par le rapport Bloch-Lainé, mais concrétisée seulement 38 ans après avec la loi de 2005.
Dans les années 80 et pendant 12 ans, Roger Salbreux a été le directeur médical de l’IMP Léopold Bellan pour les jeunes épileptiques. Il devient en 1995 président de l’association franco-allemande EOLE d’échange et d’entraide au profit des épileptiques. Il a créé et dirigé le Comité National de l’Epilepsie (CNE) pour rapprocher les nombreuses associations qui sont actives dans le domaine. A ce titre, et en vertu de sa qualification de neuropsychiatre, il est bien placé pour juger que la séparation de la psychiatrie et de la neurologie[16] a été une erreur.
Roger Salbreux prend officiellement sa retraite en 1994, à 69 ans. Mais sa carrière est loin d’être terminée…
Pendant cette période se développent les idées, auxquelles adhère Roger Salbreux, d’émancipation de la personne handicapée et ses corollaires sur l’égalité de ses droits, de ses chances, et sa citoyenneté, qui se retrouveront dans le titre de la loi de 2005. En 2004, Roger Salbreux est aux côtés de Julia Kristéva et Charles Gardou pour la création du Conseil national handicap (CNH) sous l’égide du Président Chirac. Avec les mêmes, il participe à l’organisation des premiers et mémorables Etats Généraux du Handicap en juin 2005 au siège de l’UNESCO à Paris.
Dans ce contexte, on arrive donc à la loi du 11 février 2005. Roger Salbreux a fait partie de la commission préparatoire à cette loi, dont la rédaction a été pilotée par Patrick Gohet, délégué interministériel aux personnes handicapées et ex DG de l’UNAPEI. Une loi qui a introduit, grâce à Jean Caneva, président de l’UNAFAM[17], le handicap psychique parmi les handicaps en général, au grand dam des psychiatres pour qui cette notion tuait leur spécialité. Toutefois, les remous ont été moins violents que pour la loi de 1975. La stratégie de J. Caneva était de faire profiter la maladie mentale des moyens financiers alloués au secteur médico-social, la pénurie régnant déjà en psychiatrie. Une disgrâce entretenue, si l’on peut dire, par un courant de pensée (issu d’associations parentales et de confrères) niant la maladie et le besoin de recourir à la médecine, en réalité une rupture néfaste dans le principe du Care and Cure.
Donc le « jeune » retraité poursuit son parcours après 1994, essentiellement dans le secteur associatif (voir annexe 1) où ce sage discret est très écouté. A travers l’Association scientifique de Psychiatrie institutionnelle (AsPi) qu’il fonde et les SIICLHA (Séminaire Interuniversitaire International sur la Clinique du Handicap) dont il est fondateur et conférencier, cet éternel enseignant et auteur d’articles de haute volée continue à répandre le savoir par les échanges et les débats-conférences.
Et Michel Dugnat de conclure l’entretien ainsi : « De la psychothérapie institutionnelle à l’humanisation de l’exercice médical, de l’émancipation des malades et des personne handicapées à l’aménagement des rapports médecin-malade, de la progressivité de l’annonce et de la facilité d’accès aux soins à la globalisation de l’approche, le chemin est sensiblement de même nature, et c’est celui que tu as essayé de suivre…, » souvent en franc-tireur et en précurseur, pourrait-on ajouter.
- 3 articles primordiaux de Roger Sabreux
Ces articles occupent la seconde moitié du livre. Ils sont fondamentaux car révélateurs de la philosophie profonde qui anime Roger Salbreux et portent sur des sujets-clés. Les choisir n’a pas dû être si évident, car c’est un auteur prolixe qui a écrit des milliers de pages, comme en témoigne la bibliographie qui suit chaque article et qui ne représente qu’une infime partie de la production scientifique de Roger Salbreux. En réalité, il n’a guère publié de livre comme seul auteur, ou alors avec son épouse Odile Mais ses articles, ses conférences, ses communications sont si nombreuses et couvrent une telle variété de sujets qu’on se prend à espérer les voir un jour réunis en quelques volumes. Car, comme je l’ai déjà souligné, ses talents d’écrivain rendent la lecture agréable et largement accessible. Voyons maintenant cette sélection.
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- Cinquante ans d’histoire des CAMSP (publié en 2015)
Roger Salbreux est évidemment admirablement placé pour écrire cette histoire, encore que sa modestie l’empêche de s’attribuer le beau rôle : c’est lui le père de ces institutions. Il en raconte la genèse et l’éclosion en quelques pages, en ayant soin de partager cette paternité avec collègues et collaborateurs. Mais très vite l’article passe de la chronique à un véritable manuel sur l’annonce aux familles que tout professionnel de santé mentale devrait connaitre par cœur. Face à la déception, à la peur, à la tentation des parents au déni ou au rejet, ce doit être un processus patient, humble et prudent quant au diagnostic, progressif, ouvert à la parole de tous y compris le cas échéant du patient (le dialogue est un élément central du processus), rationnel et constructif quant aux perspectives d’avenir en termes de soins et d’accompagnement. Le médecin et son équipe devront faire face aux attentes des parents qui doivent être rassurés, déculpabilisés, informés sur les questions inévitables des causes et origines de la maladie et admettre que si leur enfant n’est pas le petit être parfait qu’ils espéraient, il reste leur enfant à aimer. Il faut les aider à se projeter dans un avenir imprévu.
Plusieurs pages sont consacrées à la pratique : « Comment procéder », que nous vous invitons à lire in extenso. C’est une vraie leçon illustrée d’exemples vécus.
En conclusion, Roger Salbreux en revient au rôle des CAMSP : ils sont le lieu du diagnostic, de l’annonce, de la prise en charge (locution que Roger Salbreux n’aime guère). C’est ici, une fois « reconnu » que l’enfant handicapé sera inclus dans la famille et dans la société.
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- L’école handicapée
De la classe de perfectionnement à l’inscription scolaire obligatoire (publié en 2010)
L’article commence par un aperçu historique de la prise en charge de l’instruction des enfants inadaptés. L’école de la République égalitaire et uniforme, encourageant l’élitisme, s’est trouvée prise à contre-pied devant le cas des enfants « différents ». Depuis des lustres, c’étaient les congrégations religieuses qui s’occupaient tant bien que mal des enfants déficients, aveugles, attardés, etc. mais en 1905 elles ont été bannies. Alfred Binet[18] et d’autres (D. Bourneville,
L. Bourgeois…) poussent à la création de classe spéciales dites « de perfectionnement ». De 1918 à 1945, même sous Vichy, un processus, un peu oublié, s’engage plus décidément pour la scolarisation et l’éducation des enfants « inadaptés » (plan Wallon, Conseil technique de l’enfance déficiente présidé par G. Heuyer), mais avec un clivage consommé entre l’Education nationale et la Santé. Après la libération et dans les années 50, c’est l’émergence du secteur médico-social, la création des Centres médico-psycho-pédagogiques puis des CAMSP. On rejoint l’histoire personnelle de Roger Salbreux résumée précédemment. On ne reviendra donc pas sur la désinstitutionnalisation et la genèse de la loi de 1975, ni sur le processus du mouvement participatif (« rien sur nous sans nous »[19]) qui a suivi, avec la promotion des idées d’égalité des droits et l’acceptation de la différence. Une période de prise de conscience de la nécessité de conserver le lien de l’enfant malade ou handicapé avec son environnement et sa famille, une période aussi de progrès scientifique avec l’identification de nombreux états pathologiques allant de l’autisme aux troubles des apprentissages, en passant par les dysharmonies cognitives ou les retards d’organisation du raisonnement et l’évolution des classification internationales des maladies et des handicaps. Il en est sorti un mouvement anti-discrimination qui a abouti au transfert d’une partie de la population des institutions médico-sociales vers le système scolaire classique. Le substrat est en place pour l’essor du mouvement « inclusif » pour lequel le handicap résulte essentiellement voire exclusivement du regard social posé sur la personne handicapée, la seule chose restant à faire étant de lutter contre cette « discrimination ». Utopie car aucun changement du regard social ne rendra la vue à un aveugle, […], la pensée à un grand déficient intellectuel, etc. Néanmoins, ils restent indéniablement, au sens des droits et devoirs, des citoyens comme les autres.
On en arrive à l’élaboration de la loi du 11 février 2005. Destinée à remplacer la loi de 1975 considérée comme celle des établissements résidentiels, donc ségrégative par les associations parentales. La nouvelle loi s’appuie sur deux piliers, l’accessibilité à tout pour tous et la compensation du handicap. Roger Salbreux s’étend sur sa difficile mise en application. Le « tout école » est remplacé par une scolarisation multimodale adaptée à chaque cas, avec entre autres aménagements la création des auxiliaires de vie scolaire, mais les AVS sont des emplois précaires sous-formés, les parents continuent à ne pas comprendre pourquoi l’école n’accepte leur enfant qu’à temps très partiel ou pas du tout. Les commissions[20] bien utiles pour régler les problèmes ont disparu, tout passe par les MDPH même d’ordinaires difficultés d’apprentissage, les classes ou établissements spécialisés ferment au nom de l’inclusion, alibi vertueux pour des économies budgétaires. Le constat de l’échec scolaire devient la base de l’orientation sans ménagement de l’enfant vers une classe spécialisée, au risque d’une grande souffrance de celui-ci, et enfin, on regroupe, faute de moyens, dans ces classes ou établissements, tous types de handicaps et d’échecs scolaires, avec des effectifs interdisant l’attention individuelle que nécessite chaque enfant en difficulté.
Et Roger Salbreux de conclure que, au nom du besoin de reconnaissance bien légitime ignoré dans le passé, on en vient, par déni de la réalité, à préférer une égalité des chances qui n’existe pas à des soins et à une éducation les plus adaptés possible aux besoins spécifiques et aux capacités de l’enfant. Qu’il est hypocrite et cynique de voter de belles lois généreuses (et celle de 2005 était indispensable) sans se doter des moyens de les mettre en œuvre ! L’auteur ne mâche pas ses mots, et vitupère contre l’illusion de la scolarisation en milieu ordinaire, ajoutant qu’hélas élèves, parents et professionnels sont bien obligés de constater dans la réalité l’absence consternante de volonté politique pour promouvoir une solidarité effective. Faut-il souligner que celui qui s’exprime de façon aussi désabusée fut l’un des artisans de la loi de 2005 ?
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- Soins et dépendance, désir et autonomie,
Pour une éthique de l’intervention chez la personne handicapée (publié en 2018)
L’évolution de la médecine au cours des 50 dernières années a bouleversé la morale traditionnelle qui lui était attachée depuis 25 siècles, découvrant des nouveaux problèmes d’éthique. Roger Salbreux commence par rappeler que l’éthique se définit, références à l’appui, comme le respect du bien commun. Puis il définit l’intervention comme l’ensemble des actions venues de l’extérieur de la personne et de nature à modifier tout autant son propre fonctionnement que la situation dans laquelle elle se trouve, ainsi que son milieu ambiant. Il souligne que la justification de l’intervention dans le champ médico-psycho-social s’est longtemps heurtée au fatalisme, ce contre quoi son épouse et lui ont bataillé[21]. Un fatalisme défaitiste, réprobateur, excluant, de la part de la sphère médicale, en même temps qu’un discrédit, une défiance vis-à-vis d’une médecine mise en accusation (prévention insuffisante, peu de résultats) de la part des familles dont la rationalité est bousculée par la révolte et le déni de la réalité du déficit. On tend à opposer le Cure et le Care (on en a parlé plus haut), le soin du déficit et l’accompagnement éducatif du handicap qui en découle (= l’éducation thérapeutique), alors que les deux sont intimement complémentaires.
Roger Salbreux passe ensuite en revue des exemples d’interventions aux prises avec des problèmes éthiques et tirés de son expérience de terrain.
Le premier exemple est lié aux immenses progrès ces 20 dernières années de la fœtologie et des détections prénatales d’anomalies (par exemple la trisomie 21 mais beaucoup d’autres) qui posent le problème de l’interruption médicale de grossesse et son cortège de souffrances, et les questions éthiques qui vont avec, non seulement quant à la situation immédiate mais aussi pour le conseil génétique concernant de futures grossesses à risque. Autres souffrances, autres questions éthiques, celles qui sont liées à la PMA, avec sa cohorte d’intrusions médicales et ses problèmes moraux voire spirituels, et aussi ceux liés à la prématurité (conséquence fréquente de grossesses multiples) et aux risques d’IMC, de déficiences intellectuelles et autres atteintes neurologiques. Quel avenir de vie pour ces bébés ? Quelle déconvenue pour les parents aveuglés par le désir d’enfants, après tant d’efforts !
Roger Salbreux revient ensuite sur l’éthique de l’annonce du diagnostic, - l’annonce est un thème qui lui tient à cœur (voir ci-dessus § 2.1). Il distingue 3 stades : d’abord l’annonce d’un diagnostic prénatal, inacceptable pour le couple, qui transforme le petit humain en objet d’horreur promis à l’IMC par la pression sociale voire celle des professionnels de santé. Mais c’est une vie qu’on supprime, le moins est d’entourer les parents de sollicitude et de les informer pour qu’ils puissent prendre leur décision avec autant de recul que possible et non dans la panique. Il y a ensuite le stade néonatal, où la réalité du diagnostic saute aux yeux. Toute l’éthique de l’annonce vise à éviter la tentation d’abandon, également évoquée ci-dessus § 2.1. Enfin il y a le diagnostic qui se pose au cours du développement de l’enfant. Vis-à-vis des parents tentés par le déni, sujets à la sidération ou la dépression, l’attitude éthique exige l’honnêteté, le courage, le temps et l’équilibre des rôles dévolus à chacun.
En troisième lieu, Roger Salbreux revient sur l’éthique de l’éducation thérapeutique. Faute d’avoir pu confier, après bien des démarches infructueuses, leur enfant au milieu scolaire ordinaire, les parents se voient contraint de recourir, solution de la dernière chance, aux institutions spécialisées. Sans enthousiasme, car ils s’y sentent en compétition avec le personnel qui exerce une autorité de compétence, qu’on a pu parfois qualifier, mais avec injustice, de véritable terrorisme, parce qu’il les dépossède de leur enfant. En réalité les personnels partagent avec les parents les mêmes affects devant la souffrance, la faiblesse des progrès d’un enfant non gratifiant versus l’enfant imaginaire. Roger Salbreux met aussi en garde contre l’obstination opposée jusqu’à la maltraitance à la dynamique de l’échec. Il y a un stade où il faut savoir lever le pied, et cela devra se poursuivre tout au long de l’enfance et de l’adolescence.
Enfin, Roger Salbreux aborde l’éthique de l’intégration. L’intégration, ou l’inclusion comme on aime à dire maintenant, ne se décrète pas, l’inclusion à toute force est même une violence ou un déni de dignité et de liberté : quelle est la valeur éthique de réponses données par l’entourage ou les professionnels à la place de la personne incapable de s’exprimer car trop jeune, handicapée mentale, handicapée psychique, déficiente cognitive, à des questions fondamentales d’orientation de sa vie ? L’intégration vraie ne consiste pas à la forcer à s’adapter, avec peu de chance de réussite, au milieu ordinaire, mais à adapter le milieu ordinaire pour l’inclure… autant que possible. Car il y a des limites et même des freins à l’inclusion. Le nombre d’enfants déficients effectivement scolarisés en classes ordinaires, bien qu’ayant doublé depuis la loi de 2005, reste marginal et surtout leur présence est réduite à quelques heures hebdomadaires. Le système scolaire ordinaire manque de moyens pour appliquer la véritable révolution médico-psychopédagogique sous-tendue par la loi de 2005, et qui consisterait à offrir à l’enfant une réponse à ses besoins spécifiques d’éducation et de soins. Et de rappeler que si le mouvement inclusif est anti-institutions, il y a des institutions qui ont réussi l’inverse, c’est-à-dire une large ouverture vers la communauté extérieure.
Reconnaître le handicap, fournir des compensations pour égaliser les chances (loi de 1975), c’était un énorme progrès mais c’était encore renvoyer la personne « anormale » à son anomalie, que les usages de notre occident judéo-chrétien à la fois ostracisaient et secouraient. Déjà une évolution, mais l’intégration est encore plus ambitieuse, plus exigeante, et il reste beaucoup à faire. Roger Salbreux conclue en notant que l’éthique de l’intervention est tiraillée entre faciliter l’autonomie et l’indépendance et tenir compte de la capacité, des possibilités et des désirs de la personne. L’éthique est affaire de consensus entre l’intéressé, sa famille et les professionnels pour le soigner et l’accompagner dans le respect qui lui est dû et sans renier les indéniables progrès des pratiques.
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8 pages pour rendre compte d’un livret de 260 pages, c’est beaucoup ? En réalité, c’est peu vu la richesse de l’ouvrage dont, arrivé à ce point, vous n’aurez eu qu’un aperçu. Alors, lisez-le in extenso.
Hervé GANDILLON
Coordinateur du
Collectif 100.000 handicapés psychiatriques à l’abandon
cent.mil.handicapes.psy@gmail.com
https://150000citoyens-sans-visage.smartrezo.com/journal.html
[1] Pédopsychiatre hospitalier (AP-HM), l’auteur est le directeur de la collection « Rencontre avec… » chez érès.
[2] Comme le dit l’intéressé lui-même : je n’ai pas fait carrière, ni universitaire ni hospitalière, ce qui ne permet pas de postuler pour de tels titres ! Cela aurait représenté une énorme dissonance !
[3] Pédopsychiatre (CHU de Lille) connu pour avoir associé les avancées de la psychiatrie de secteur avec celles de la psychothérapie institutionnelle. Et pour avoir rétabli le lien avec la neurologie pédiatrique.
[4] Dans la suite de ce compte-rendu, les phrases et périphrase en italique sont des citations du livre.
[5] Aujourd’hui CAP’ DEVANT !, membre de la FFIMC
[6] On parlait d’enfance inadaptée, d’infirmité.
[7] Fondateur notamment de l’œuvre des enfants paralysés
[8] On parle aujourd’hui de polyhandicap.
[9] Les asiles ayant mauvaise presse depuis la découverte de 45.000 décès par la faim durant la guerre, le mouvement de désinstitutionnalisation recommande de désincarcérer les malades hors de ces établissements et de les prendre en charge dans la cité par l’organisation de ce qui allait s’appeler le secteur psychiatrique, qui fut officialisé par décret en 1972 par un travail acharné d’un ami de Roger Salbreux, le Pr Roger Misès. Le secteur pédiatrique sera créé en 1992.
[10] Annexes N°24, 24 bis et 32 du décret du 9/03/1956 fixant les conditions d'autorisation des établissements privés de cure et de prévention pour les soins aux assurés sociaux
[11] Voici quelques-uns des noms rencontrés dans les pages consacrés aux souvenirs de R. Salbreux : S. Lebovici, M. Soulé, M. David, M. Manciaux, A. Sand, C. Koupernik, P. Satgé, G. Magerotte, E. Zucman,
Sr MC. de Coccola, JF. Bauduret, R. Laplane, P. Laget, E. Plaisance, P. Fougeyrollas, S. Korff-Sausse,
S. Missonnier, R. Scelles, B. Durand … Une note de bas de page résume une mini bio de chacune de ces personnalités.
[12] Destinée à la conduite des CAMSP et des secteurs pédopsychiatriques et sanctionné par un DU.
[13] La fonction a été créée par décret du 15/04/1972.
[14] Dont les définitions ont été reprises et officialisées dans une circulaire ministérielle (6/03/1986)
[15] Largement rédigé par R. Salbreux et H. Farçat.
[16] Les spécialités ont été séparées en 1968. Les liens tendent à se retisser de nos jours par la force des interpénétrations des disciplines notamment en termes de recherche.
[17] Et auteur d’un Livre Blanc co-signé par Roger Salbreux, auquel d’importantes organisations ont souscrit.
[18] 1857-1911, pédagogue, psychologue, un des fondateurs de la psychométrie.
[19] Roger Salbreux cite ce slogan sud-africain anti-apartheid.
[20] Commissions de circonscription de l’enseignement élémentaire et secondaire, CCPE et CCPS
[21] En éditant un livre intitulé : Les handicaps mentaux, les autres et nous. Deux médecins parlent aux médecins (1976-1979 UNAPEI)